/!\ Trigger Warning : maltraitance, pédophilie implicite, dépression, pensées suicidaires, automutilation, violence. Si certains de ces thèmes vous mettent mal à l'aise, la précédente fiche suffit à comprendre Scarface.

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Qu’est-ce que la peur ? Cette émotion tellement subjective qui pourtant a le don de briser l’esprit le plus vaillant ? De faire chavirer le cœur le plus courageux ? L’effroi. C’est un serpent qui rampe dans chaque sinus nerveux de ton encéphale — se nourrit de tes craintes les plus intimes. C’est cette main invisible, crochue, qui gratte impitoyablement sur les cloisons de ta santé mentale pour en arracher la peinture, et faire revenir à la surface ce que tu cherches à dissimuler au monde entier. La peur, elle te retourne l’estomac, t’écorche les tripes ; elle t’accable à coup de cauchemars éveillés et illusions tortueuses jusqu’à ce que tu finisses par céder. Par rendre les armes.

ASSASSIN.

Tapis dans les ténèbres et la solitude, Lincoln Shepard, quatorze ans, réfléchit à sa vie - ou plutôt aux derniers bris qui lui en restent, lui glissent entre les doigts comme du sable fin et retombent sur les ruines de son enfance. Assis par terre, le visage caché entre ses coudes mais les yeux secs d'avoir bien trop pleuré, il se questionne. Est-ce que toute cette comédie a réellement un sens ? Quelle est sa place dans ce monde ? Sa naissance, déjà, est un accident. Pour ce qu'il en sait, sa vieille était une prostituée, et son vieux aimait les prostituées. Peut-être que sa génitrice aurait pris soin de lui, peut-être que, à défaut de ne pas être désiré, il était au moins aimé. Lincoln ne le saura jamais, puisqu'elle est décédée des conditions sanitaires déplorables de la petite clinique où elle lui a donné naissance, et du peu d'attention portée aux personnes de son statut. Le destin a voulu faire de lui un assassin, avant même qu'il ne pousse son premier cri.  

VICTIME.

Pourtant, là, dans le noir et frémissant de froid, il n'est rien de plus qu'un gosse terrifié. D'aussi loin qu'il se souvienne, le garçon a toujours été effrayé par l'obscurité et les monstres qui s'y tapissent - la plupart du temps prenant la forme de son père adoptif qui se glisse dans sa chambre une fois la nuit tombée, sans jamais allumer la moindre lumière, par honte, ou par culpabilité peut-être. Il a ça dans les gênes, paraît-il, né pour suivre les traces de sa mère. Jamais le gamin n’a trouvé les mots ou le courage pour en parler autour de lui, et personne n’a essayé de comprendre pourquoi un petit garçon de huit ans, habituellement calme et sociable, s’est mis à uriner dans son lit de nouveau, se battre à l’école ou encore s’enfermer dans un mutisme quasi permanent. Il était bien plus simple de le punir pour son mauvais comportement, que d’entendre ses cris silencieux. Mme Shepard a fini par comprendre, mais a préféré fermer les yeux : ce n’était pas de la faute de son mari, c’était le virus, il lui dévorait le cerveau. Il le rendait fou. Elle aussi d’ailleurs, d'une certaine manière.

MONSTRE.

Lentement, Lincoln passe une main sur sa joue, sur sa lèvre supérieure dont la sensation n’est rien de plus que le fantôme d’un toucher. Tout ça, c’est de sa faute. Les premiers signes de sa mutation ont commencé à florir sur son visage au bout de six mois, et de manière évidente encore deux mois plus tard, peu après ses neuf ans. Joker, ils l’ont appelé. Une abomination, un monstre. Il l’a vu dans leurs yeux. Le dégoût, la honte. La peur. Il les a déçus, il est à blâmer. Ils l’ont enfermé dans la cave où il se trouve maintenant, ils ont prétendu auprès du voisinage qu’il s’était noyé. Peut-être aurait-il mieux valu. Malheureusement pour lui, ils n’ont pas eu le courage d’aller aussi loin. Ils se contentent à la place de le garder à l’abri des regards indiscrets depuis ces cinq longues années, pour que personne ne sache qu’ils ont accueilli un Joker aussi laid sous leur toit. Bien que parfois quand il a trop bu le patriarche descende évacuer sa frustration sur sa forme fragile, il est nourri, couvert, et a même quelques vieux jouets avec lesquels il ne joue pas. A part cette peluche noire qui le réconforte depuis tout bambin, ce cheval avec une corne. Ce n’est que le strict minimum, mais peut-être qu’ils l’aiment encore ? Peut-être qu’ils finiront par lui pardonner. Plus les années passent, et plus l’illusion s’estompe. Non, ils lui veulent du mal. Ils attendent quelque chose, quelqu’un. Le bon moment. Il ne sait pas pourquoi. Ils ne l’aiment pas, ils ne l’ont jamais aimé. Il ne sera jamais aimé.  

BRISÉ.  

Seul dans le noir, les mains pleines de charbon, son regard est attiré par chaque ombre qui danse sur les murs, se faufile entre les traits qu’il a dessinés au sol. Il a peur des monstres qui l’observent, peur de l’obscurité qui l’engloutit ; noyé dans la vilaine sensation que les parois chaque jour se rapprochent un peu plus. Il se sent devenir fou, il a même oublié comment parler. Hier, il a cassé une assiette. Les Shepard ont bien ramassé les débris, mais ils ont oublié le morceau de céramique qu’il a caché dans sa manche. Lincoln regarde ses poignets, caresse du bout des doigts les nombreuses marques qui décorent déjà ses bras. Il a souvent pensé à rejoindre de nouveaux horizons, mais comme tout le reste dans sa vie ce ne fut qu’échecs et déceptions. Il a manqué de cran, il s’est dégonflé. Incapable comme il est. Voilà tout ce qu’il vaut. Mais cette fois, il va réussir. Le garçon fronce les sourcils, animé par une détermination nouvelle. Il enfonce l’extrémité saillante dans le haut de son avant-bras, regarde comment un mince filet carmin glisse le long de sa peau pâle. Quelle curieuse sensation, de finalement ressentir quelque chose. La douleur. Physique. Ce n’est pas si désagréable. L’adolescent ferme les yeux.  
Et puis, sa mâchoire se crispe, il serre les dents. Sa main se ferme si fort sur le morceau de vaisselle brisée qu’il s’entaille la paume. Non ! Une nouvelle sensation. La colère. Il veut vivre, il le sait à présent.  

SURVIVANT.

Des bruits sourds résonnent de l’autre côté de la porte, Lincoln se tient prêt. Il fonce tête baissée sur la forme de son père adoptif dès que les verrous sont défaits, comme plusieurs fois auparavant ; mais aujourd’hui avec la réelle conviction qu’il va s’en tirer : il le sent tout au fond de lui. L’homme cependant le repousse, l’attrape par la nuque et l’envoie valser contre le mur. Le garçon défiguré glisse le long du mur, sonné mais toujours conscient. S’il est incapable de se défendre, les coups qu’il attend ne viennent pas. A la place, des murmures indéchiffrables, des sons et des cris étouffés résonnent dans son esprit embrumé, échos lointains qu’il ne parvient à démêler. Il ne voit pas ce qui se passe. Il a peur, se replie sur lui-même, pur instinct de préservation.
Quand finalement il reprend ses esprits, il n’y a plus un bruit. L'incompréhension le frappe. Doucement il se redresse, ose tendre le cou pour observer son environnement. Il voit trouble, mais reconnaît la forme de ses parents sur le sol, étalés sur une feutrine rouge et brillante. Lincoln sursaute, de surprise et d’horreur, ses pieds glissent sur le sol comme s’il voulait fusionner avec le mur. C’est alors qu’il croise son regard. Habitué à l’obscurité de la cave, la lumière naturelle l’aveugle - mais il le distingue au pas de la porte d’entrée. Au clair de la lune, l’Ange le regarde, immobile, lui glace le sang. L'adolescent n’ose pas bouger, mais en même temps il ne parvient à décrocher son œil unique de cette silhouette impassible. Ils restent ainsi une minute, sans un bruit, sans paroles. Et puis, l’Ange tourne les talons et disparaît dans la nuit.  
Lincoln regarde le corps des Shepard, affalés devant lui. Ses parents adoptifs sont morts, mais il ne ressent ni peine, ni satisfaction. Il s’approche de l’homme, le regarde un instant. Les nausées le gagnent, la bile remonte dans sa gorge. Il a toujours le morceau de céramique dans sa poche. Sans vraiment réfléchir, il le sort et l’enfonce dans la poitrine du défunt, une fois, puis une seconde fois – et encore une. Il perd le contrôle. Ses dernières années lui reviennent finalement comme un coup en plein visage, et il ne peut plus s’arrêter. Il y a tant de haine dans son cœur à présent, tant de tristesse, de honte et de rancœur, réprimées depuis bien trop longtemps. Le débris de vaisselle transperce douze fois la chair de Charles Shepard au total, avant que le gamin ne soit à bout de souffle. Maintenant il en est certain, le monstre ne reviendra pas.
Il est libre.  
Et pourtant, une partie de lui jamais ne quittera cette cave.  

SCARFACE.