“
Roh allez, ça va être une grande aventure”, ses mots commencent à tourner comme les paroles d’un vieux disque rayé face au songeur impassible, accoudé au comptoir. “
Juste toi et moi, un bon dégommage de monstres et d'la picole à la fin. T’aimes l’action non ?”
Un sourire malicieux déforme son visage à moitié figé dans le temps – pour disparaître presque aussitôt dans les affres de l’oubli. Lincoln soupire. Rien à faire : bien qu’il lui ait permis d’entrer dans la taverne en premier lieu, l’homme devant lui reste de marbre ; un putain de livre fermé qui se contente à la place de faire tourner sa pinte entre ses mains. Le garçon commence à perdre patience.
“
Bon, d’accord !” il capitule, bras écrantés et paumes au ciel. “
J'ai merdé, c'est c’que tu veux entendre ? Mais là j’ai des clients qui ont genre VRAIMENT b'soin d’aide, alors faut qu’on s'magne le cul.....allez steplait... ”
Lincoln détourne le regard, incapable de croiser celui du chasseur. Quel idiot il fait, réduit à ramper lamentablement devant un ainé, lui qui clame toujours haut et fort être le plus à même de s’occuper de son illustre postérieur. Ha. Il est décidément tombé bien bas. S’il pouvait fusionner avec le sol il le ferait sans hésiter. Pourtant, le voilà devant Wilhelm à quémander comme un chien réclame une friandise, prêt à donner la patte pour obtenir une faveur.
Il faut dire qu’il s’est empêtré dans un sacré merdier sur ce coup, et qu’il ne pense pas pouvoir s’en sortir à coup de pirouettes et claquements de doigts cette fois-ci. Il l’a dit lui-même entre deux oursons de gélatine lorsqu’il a rejoint la joyeuse troupe un peu plus tôt : “
Hm hm, aucune chance que j’foute les pieds dans c’foutu bordel !”. A sa décharge, la mine semblait être une meilleure alternative quand ils sont tombés en rade d’essence, avec ce groupe de valseurs dans les parages. Il ne voulait pas prendre le risque de les laisser à découvert en pleine forêt. Mais voilà, le temps d’aller à la station la plus proche et de revenir, tout est parti en vrille de manière spectaculaire. Comme chaque épisode de sa putain de vie. Et si un jour on en venait à faire sa biographie, qu'on lui donne le titre
“c’était pas sensé s’passer comme ça ou
l’art d’improviser quand tout s’casse la bobinette”. Il a d’abord été tenté de se tirer comme un amant au petit matin, naturellement. Tant pis pour cet enfoiré qui méprise les gens comme lui, et sa pouffe qui a cru bon de poser ses paturons sur la boite à gants de sa caisse. Mais filer à l’anglaise reviendrait à dire au revoir à son fric, et à sa réputation si cela venait à s’apprendre dans le coin. Oh et puis merde, la gosse avec eux sait fermer son clapet au moins, et ne mérite certainement pas de finir comme bectance pour il ne sait quelle saloperie affamée. Alors il a fait le plein, et a probablement pris la meilleure décision en se dirigeant vers la première personne à laquelle il a pensée pour le sortir de cette bien mauvaise posture.
The Stone, comme on l’appelle, lève superbement les yeux au ciel, termine sa pinte d’une traite et fait résonner avec fracas son tabouret dans l’enceinte de l’auberge. Scarface sourit. Il en est.
***
La fenêtre remonte, la portière s’ouvre ; ses bottes frappent le sol. Lincoln sort de la corvette sombre, observe les alentours pour s’assurer qu’ils ne sont pas suivis, puis avec un air satisfait lâche sa cancéreuse sur le bitume crade – et l’écrase avec le bout de sa chaussure usée.
“
Merci ! J’aime pas les gens qui font les choses à moitié”, il fait claquer sa langue contre son palais, et réajuste sa veste.
Le passeur se dirige machinalement vers le coffre de sa belle et l’ouvre en grand, pour révéler une superbe collection d’armes en tous genres - et surtout à feu, ensevelies entre trois t-shirts sales qui se battent en duel. Après une vague inspection, il prend finalement un couteau à cran qu’il attache à sa ceinture, et un fusil à pompe ; puis une lampe torche qu’il coince dans son pantalon. Le coffre claque, son regard dévie sur le chasseur qui l'attend.
Lincoln se méfie de tout le monde, particulièrement des hommes costauds et plus âgés. Si Wilhelm fait assurément partie de cette catégorie, il est surtout imposant de par sa morphologie... envahissante, qui le surplombe de bien un demi mètre, et sa voix rauque et autoritaire - de quoi se sentir ridiculement minuscule en comparaison ; petit garçon chétif face à la carrure de la montagne ambulante. Le borgne déteste la sensation. C’est comme un serpent qui rampe sous sa peau, lui déchire les entrailles avec une colère qu’il a du mal à contrôler - et le pousse toujours à l'ouvrir, peut-être un peu trop, en sa présence. Pour paraître moins vulnérable, pour montrer qu'il se défend.
Pourtant autant qu’il ne veuille l’admettre, s’il éprouve une certaine crainte envers le chasseur bourru, il y a aussi une forme de reconnaissance qui brûle en lui - mais surtout un certain respect face à celui qui lui ouvre parfois les portes de l’auberge. Ou encore qui accepte de plonger tête baissée avec lui dans un trou où ils ne savent pas même ce qu’ils vont rencontrer. C’est probablement pour cette raison qu'il s'est quasiment instinctivement dirigé vers lui ce soir, non pas que les noms se bousculent sur la liste de toute manière.
Oh il n’est pas un vieux fou pour autant, il sait que toutes les choses de la vie ont un prix et que viendra un jour où Wilhelm réclamera son dû. Il ne peut pas faire ça de gratuité de cœur, personne ne fait jamais rien pour lui de gratuité de cœur. Simplement, pour l’instant la situation lui convient.
Scarface rejoint l’homme à l’entrée des mines. A sa question, il sourit sans humour, de quoi annoncer la couleur de sa réponse avant même de cracher le moindre mot. “
C'est les affaires. Et j’ai besoin d’pognon”, il ajoute un peu sèchement, incapable d’admettre qu’il n’a rien mangé de plus que des bonbons chimiques depuis deux jours. Difficile de squatter des spots en ce moment. Au moins il aura eu l’avance sur salaire pour l’essence, si les choses en venaient à tourner encore plus mal pour ses clients. “
Par ici”, il indique un trou un peu plus loin, liaison directe avec la bouche des enfers.
Les voilà donc, fin prêts à pénétrer les ténèbres de la crevasse, et à affronter ce qui se cache dans les ombres. Lincoln observe distraitement l’intérieur. “
Putain il faisait pas si sombre tout à l’heure...” Il n’aime pas ça, bien qu’il fasse tout son possible pour sonner indifférent. Il s’apprête à descendre dans le noir, dans un endroit confiné ; tout ce qu’il adore en un seul et même lieu. Mais quelle brillante idée il a eue. Il y a des jours comme ça, où il ferait mieux de se casser une patte plutôt que prendre des décisions. Un frisson traverse sa colonne vertébrale, une partie de son cerveau ne peut s’empêcher de penser : et si c’était l’Ange, qui l’avait retrouvé, et qui l’attendait là-dessous ? Est-ce que Wilhelm est de mèche avec lui ? Est-ce qu’il est juste venu pour observer le spectacle ?
De toute manière, produit de son esprit déjanté ou dure réalité, il ne peut plus vraiment faire marche arrière. Scarface arme son fusil, et ouvre la marche.